Le positionnement des femmes sur la tech scène africaine ne fait que se renforcer, comme en témoigne les chiffres du dernier rapport Partech pour l’année 2022 : 150 rounds ont été levés par des startups fondées par des femmes sur l’exercice, soit une augmentation de 12% par rapport à 2021 (134 deals). De plus, les rounds de série A ont représenté 15 % du total des deals de startups fondées par des femmes, ce qui représente une augmentation significative par rapport aux 8% de l’exercice 2021. Malgré cette dynamique, l’écosystème d’accompagnement de l’entrepreneuriat en Afrique, et à fortiori en Méditerranée, commence tout juste à se pencher sur les spécificités de l’entrepreneuriat au féminin, afin de mieux cibler par des formations et des contenus sur-mesure les actrices du leadership au féminin. Si l’entrepreneuriat a souvent été perçu comme une question d’homme dans la région, le développement et la pérennisation de l’écosystème ne pourront se passer des femmes. Comment changer coutumes et perceptions ? Quelles sont aujourd’hui les actions menées pour développer structurellement l’entrepreneuriat et le leadership féminin en Méditerranée ? EMERGING Mediterranean décrypte les avancées et le chemin qui reste à parcourir vers un leadership féminin en Méditerranée, avec l’appui des panélistes présents au sommet international EMERGING Valley 2021.

Selon Chris Roebuck, économiste britannique, le leadership entrepreneurial consiste à adopter un comportement entrepreneurial proactif destiné à optimiser les risques, en innovant pour tirer parti des opportunités et en prenant des responsabilités personnelles afin de gérer le changement dans un environnement dynamique, au profit d’une organisation. Des qualités qui contrastent souvent avec les méthodes de leadership traditionnelles, qui mettent l’accent sur le respect des processus et des procédures de manière ordonnée et prévisible, dans une logique de minimisation des risques. Une dissonance qui implique donc un un accompagnement plus poussé pour les entrepreneurs à fort capital risque. Quelle place pour les femmes dans cette approche, et quelles particularités surtout ? Le leadership au féminin est-il différent du leadership masculin, et comment l’accompagner en Méditerranée ?

Le leadership entrepreneurial en Méditerranée, une question d’hommes ?

On préfère investir dans des entreprises masculines même si elles ont déjà raté, plutôt que sur des femmes qui osent être les premières à entreprendre”. Cette déclaration d’Amel Saidane, fondatrice de Beta Cube et de Tunisian Startups, lors de la séquence d’ouverture d’EMERGING Mediterannean 2022 est révélatrice. L’écosystème entrepreneurial en méditerranée est aujourd’hui encore largement dominé par des hommes, avec les perceptions qui en découlent. Un fossé qui semble se constituer dès l’école. Isadora Bigourdan, directrice des programmes au sein de Digital Africa, affirme ainsi qu’il faut gommer les croyances et les barrières limitantes afin de créer des vocations chez les filles. Les sciences, l’ingénierie ne sont pas réservées aux garçons ajoute t-elle. Pourtant, les habitudes en Méditerranée ont la vie dure, et les chiffres issus du rapport sur la science réalisée par l’UNESCO “Pour être intelligente, la révolution numérique devra être inclusive” en attestent : en Egypte notamment, où les chercheuses en ingénierie et technologie ne représentent que 28,9% des postes pourvus. Digital Africa travaille aujourd’hui à créer des incubateurs de recherche permettant de faire le lien entre des femmes qui travaillent sur des sujets de recherche très pointus et des compétences entrepreneuriales, dans la perspective de développer des entreprises et des startups à partir de leurs connaissances techniques. Avec 130 millions d’euros en soutien à l’émergence d’innovations numériques au service de l’économie réelle sur le continent, Digital Africa cherche à lier excellence académique et entrepreneuriat pour donner naissance à des startups qui se développent et créent des solutions pour l’économie réelle.

Autre point témoignant la masculinité actuelle de l’écosystème, peu de femmes accèdent à des postes de direction tant en entreprise que dans le secteur de la recherche. En effet et toujours selon le rapport de l’Unesco, seulement 20% des chercheuses algériennes atteignent à l’heure actuelle des postes de directrice de recherche ou de professeur titulaire, alors même qu’elles constituent 51% des effectifs de doctorants. Comme l’indique Asma Bouzaid, senior investment associate au sein de Flat-6-Lab (incubateur d’entreprises dans le digital opérant sur la zone MENA), si les hommes se font rares dans l’équipe, ce n’est pourtant pas le cas au board de direction. Une dichotomie qui se retrouve aussi dans les candidatures aux programmes proposés par Flat-6Lab : le nombre de candidates y est faible, et leurs pitchs sont parfois de moins bonne qualité que ceux des hommes. Il y a nécessairement un travail d’accompagnement à réaliser pour que les femmes gagnent en compétences entrepreneuriales et croient en leurs compétences pour pousser la porte de l’entrepreneuriat.

Promotion 2021 du programme EMERGING Mediterranean

“ Les femmes entrepreneures ont moins confiance dans leur capacité à présenter leur projet et ses perspectives de croissance”

Amel Saidane, Fondatrice de Beta Cube et de Tunisian Startups

Un constat qui n’est pourtant pas une fatalité, puisqu’au sein du programme EMERGING Mediterranean, non seulement ⅓ des candidatures reçues sont portées par des femmes, mais les startups lauréates du programme font la parité, voir sur-performent sur le critère genre en renversant l’équilibre à l’instar de la promo 2021, composée par 4 startuppeuses et uniquement un startuppeur !

Des femmes pourtant bien présentes sur l’espace du Leadership

Malgré cette conception masculine de l’entrepreneuriat, le secteur est pourtant loin d’être délaissé par les femmes, qui sont nombreuses en Méditerranée à s’engager, que ce soit de manière informelle pour surmonter les difficultés du chômage chronique et faire vivre leur famille, mais aussi, et de plus en plus, par choix et vocation, en créant une structure formalisée. Si on se projette à l’échelle continentale, on constate même que l’Afrique est de loin le leader mondial de l’entrepreneuriat féminin, recensant pas moins de 24% d’entrepreneures parmi la population féminine, contre 11% en Asie du Sud-Est et Pacifique, 9% au Moyen-Orient et 6% en Europe et Asie Centrale selon l’étude de novembre 2020 publiée par Roland Berger. Si cette donnée est flatteuse pour le continent africain, elle dissimule cependant des réalités géographiques. A titre d’exemple et de comparaison, plus de 50% des femmes angolaises créent une entreprise tandis qu’au Maroc, seulement 1 femme sur 20 se lance dans l’entrepreneuriat. L’imaginaire collectif, l’éducation ainsi que des barrières structurelles tel que l’accès au financement sont des facteurs explicatifs de ce paradigme. 

“L’humanité ne peut pas fonctionner sur une seule jambe. Au-delà de l’éthique entre Homme et Femme, c’est aussi une question de richesse : on ne peut pas se priver de 50% de notre richesse”

Bertrand Badre, Managing Partner and founder, Blue like an Orange sustainable capital
lors d’EMERGING Valley 2021

Sous une perspective plus large et pour reprendre le constat de M. Badre, alors que la Méditerranée n’est souvent évoquée que sous le prisme des conflits ou des enjeux démographiques, un horizon positif est possible pour cet espace commun riche d’histoire, de culture et de partages. En travaillant ensemble, avec les sociétés civiles de la rive sud et de la rive nord, il est possible de créer une Méditerranée de projet qui incarne l’avenir. Cependant, afin de définir un nouvel agenda positif et porteur d’espoirs, la Méditerranée ne pourra pas se passer de ses leaders au féminin !

Les obstacles structurels à l’émergence d’un solide écosystème entrepreneurial féminin

En observant la structure contemporaine des sociétés méditerranéennes, on constate ainsi la présence de barrières structurelles et profondes au développement du tissu entrepreneurial féminin en Méditerranée. Les identifier et les combattre est primordial. L’accès de la femme au financement et à l’information sont aujourd’hui les principaux obstacles. En effet selon le rapport “Women’s Entrepreneurship 2020/21 – Thriving Through Crisis” du Global Monitor Entrepreneurship, et comme le confirment nos panélistes EMERGING Mediterranean, en Afrique du nord, seulement 40% des femmes ont accès à un compte bancaire aujourd’hui. C’est 18% de moins que les hommes. A cela s’ajoute le difficile accès au prêt, puisqu’en Tunisie, seulement 17% des femmes accèdent au crédit bancaire. La problématique de l’accès au financement se voit également compléter par le fait que la femme est très rarement propriétaire de la terre (4%), le problème résidant par la suite dans les garanties que les femmes peuvent avancer. Le problème est donc plus large et profond, et il existe des défaillances structurelles qui subsistent encore davantage en milieu rural, créant des problèmes d’inclusion et d’émancipation.

Un autre facteur culturel limitant porte sur la confiance en soi des entrepreneures. La Banque africaine de Développement affirme ainsi dans son étude “Women Self-Selection out of the Credit Market in Africa” que les femmes entrepreneures en Afrique du nord s’auto-excluent du marché du crédit et préfèrent croître de manière organique. Un constat qui s’explique d’une part par le sentiment de ne pas être en mesure de convaincre les investisseurs et de l’autre par la mauvaise perception qu’ont les femmes de la solvabilité de leur entreprise. Une meilleure éducation financière permettrait aux femmes de mieux comprendre les logiques de financement des entreprises, et donc de mieux évaluer le potentiel de la leur. Une analyse qui vient en partie expliquer la qualité des pitchs féminins que mentionnait Asma Bouzaid.

“Cela fait maintenant pas mal d’années que la recherche académique travaille sur le thème de la promotion féminine. C’est non seulement une bonne chose mais aussi une chose intelligente. On doit passer de la phase de socialisation à une phase d’action”

Bertrand Badre, Managing Partner and founder, Blue like an Orange sustainable capital,
lors d’EMERGING Valley 2021

Ancrer dans les mentalités le fait que les femmes méditerranéennes ont leur carte à jouer au sein de l’écosystème entrepreneurial est une nécessité, d’autant que selon nos panélistes EMERGING Mediterranean, les chiffres le confirment puisque le chiffre d’affaires réalisé par les startups est globalement identique, qu’elles soient dirigées par des hommes ou des femmes.

Plénière “Leadership en méditerranée” lors d’EMERGING Valley 2021

Promouvoir l’entreprenariat féminin en Méditerranée : des pistes concrètes existent

            Une fois qu’on a évalué les difficultés rencontrées par les femmes lorsqu’elles souhaitent s’engager sur la voie de l’entrepreneuriat, il est plus aisé de les accompagner. En effet, puisque la confiance en soi semble constituer un important facteur limitant pour l’entrepreneuriat féminin en Afrique du nord, alors la diffusion de success story féminine peut venir contrer le phénomène. Digital Africa a créé un média “Resilient Digital Africa” qui donne la parole à des modèles de la tech en Afrique. De nombreuses femmes y sont présentées et portent leur leadership féminin. En témoigne Mariem Faghraoui, fondatrice de la startup Neolli. Ingénieur dans le BTP -métier à forte dominance masculine- elle a réussi à s’imposer et compris qu’il était possible de réussir en tant que femme dans un milieu d’hommes. La startup qu’elle porte aujourd’hui est une marketplace de produits artisanaux marocains destinés au marché international. Elle a grandi dans la médina de Marrakech où elle y a côtoyé ces artisans, qu’elle met aujourd’hui en valeur. Si elle participe au sommet international EMERGING Valley, c’est aussi pour montrer la voie aux autres femmes qui n’osent pas se lancer. 

“ J’ai la responsabilité de transmettre le message qu’on peut entreprendre même si on est une femme. On peut casser les barrières. On a juste besoin d’être accompagné sur certains volets, comme le juridique et le financier”.

Mariem Faghraoui, Fondatrice de Noelli et Lauréate EMERGING Mediterranean 2021

L’un des objectifs du programme d’accompagnement EMERGING Mediterranean, dont Mariem Faghraoui est Lauréate, est ainsi de faire émerger une nouvelle génération de leaders technologiques à fort impacts sociétaux et environnementaux, sur la rive sud de la Méditerranée, pour y promouvoir la « Tech For Good » au service des populations. L’entrepreneuriat féminin est l’une de ses thématiques centrales, comme l’ont démontré les deux premiers cycles du programme, avec des chiffres concrets qui illustrent un basculement profond : sur plus de 300 candidatures reçues en un mois pour intégrer la seconde édition de ce programme d’accélération, près d’un tiers ont émané de femmes mauritaniennes, libyennes, marocaines, tunisiennes et libyennes. Soit une progression de +34% par rapport à l’édition 2020, où la proportion dépassait déjà le tiers des dossiers.

La naissance de ce type de programme dans la zone est signe d’une prise de conscience générale concernant l’entrepreneuriat féminin. Flat-6-Lab a ainsi pour sa part créé un programme de pré-accélération nommé “Ebdahi”  signifiant “ commence” conjugué au féminin en arabe. L’incubateur, qui ne mettait pas de critères d’inclusion dans ses précédents programmes, a souhaité insuffler via celui-ci un mindest entrepreneurial chez les femmes. En renforçant leur capacité entrepreneuriale, en les aidant à intégrer et constituer une communauté, un écosystème, l’objectif est de leur permettre d’avoir des projets plus scalables et donc plus finançables. En agissant sur l’éducation financière, “ebdahi” tente donc de résoudre une partie du problème.

En parallèle, il paraît tout aussi nécessaire d’accompagner les entrepreneurs dans leur projet et leur méthode managériale, en visant des porteurs de projet hommes et femmes. C’est l’ambition de l’Académie des Talents Méditerranéens, un programme d’accompagnement porté par le Campus AFD et StartupBRICS, offrant la perspective de se former sur les compétences du 21ème siècle tout en redécouvrant le socle culturel et historique de nos deux rives, afin d’écrire un nouveau récit positif pour la région. Les hommes et femmes engagés en Méditerranée se voient ainsi accompagnés par des professionnels, des personnalités inspirantes et emblématiques qui ont fait de la Méditerranée leur métier, afin d’approfondir leur projet artistique, culturel, entrepreneurial ou associatif. La première édition a réuni 7 hommes et 7 femmes issus des deux rives de la méditerranée.

D’autres programmes s’attaquent au renforcement de compétences, en ciblant femmes et hommes, pour répondre au fait que 70% des entreprises en Afrique disent ne pas trouver les talents locaux dans le numérique. Digital Africa, en coopération avec la GIZ, a créé Talent for Startup. L’idée de ce programme est d’identifier les compétences dont les startups ont besoin. En coopération avec des organismes de formations, des apprenants vont être connectés aux réseaux de startups Digital Africa pour garantir l’employabilité rapide. A cela s’ajoute une bourse, distribuée à parité entre les femmes et les hommes. L’objectif est que des femmes embrassent des métiers techniques du numérique.

Si les cibles et l’ambition portés par ces programmes envoient de bons signaux, il reste encore beaucoup à faire pour faciliter l’entrepreneuriat féminin, notamment en termes institutionnels. Ce fossé de genre peut être comblé par une meilleure éducation donnée aux jeunes filles ainsi qu’aux jeunes garçons. Ce travail de sensibilisation ne peut remplacer la suppression des obstacles liés au financement, mais ils sont un premier point sur lequel agir pour que l’écosystème se métamorphose plus rapidement.