À la suite de son débat au format “décideur-startupper” organisé autour du Startup Act tunisien à l’occasion du Sommet international EMERGING Valley 2022, EM revient sur un sujet capital pour la montée en puissance des écosystèmes tech du continent : quel impact des différents projets de loi sur l’entrepreneuriat, et plus particulièrement en Tunisie ? Décryptage EMERGING Mediterranean.
Dès 2018, le gouvernement tunisien a fait du développement entrepreneurial un fer de lance pour redynamiser l’économie du pays, à travers le lancement du programme “Startup Tunisia”. Trois piliers ont été édifiés pour favoriser la création d’entreprise. Le premier étant le “Startup Act” : voté en avril 2018, il est un projet de loi inédit qui associe un label -attribué aux startups remplissant les critères par un Comité de labellisation- et des incitations juridiques et fiscales pour la création d’entreprises. A cela s’ajoute le second pilier “Startup Invest”, qui est un cadre de financement pensé pour faire émerger un écosystème de fonds VC à forte valeur ajoutée pour les startups, leur permettant d’accélérer les financements en capital risque. Enfin, la dernière brique de cet édifice est l’établissement d’un “Startup Ecosystem”. C’est un cadre d’appui dédié aux jeunes pousses, mais également et de manière plus large, aux hubs entrepreneuriaux. En agissant sur le financement, le renforcement des capacités et les mises en relations, l’objectif est ainsi de créer un écosystème entrepreneurial propice au développement de l’innovation et des projets entrepreneuriaux. Concrètement, tout cela se traduit pour les startuppers par des possibilités d’exonérations d’impôts sur les sociétés ou de cotisations-employeurs, de prise en charge par l’État de frais relevant de la création d’entreprise et l’enregistrement de brevets, ou encore des incitations pour les investisseurs nationaux et étrangers, avec des déductions fiscales permettant de rendre le financement des startups tunisiennes plus attractif et avantageux, mais aussi des mesures plus directes pour l’entrepreneur, telle que la possibilité de prendre un an de congé pour se dédier entièrement à son projet d’entreprise.
Un an après sa mise en place, un premier bilan pour l’année 2019 a été dressé par l’opérateur du programme, Smart Capital. Les chiffres sont impressionnants : en douze mois à peine, près de 250 startups avaient reçu le précieux label et plus de 2 800 emplois avaient été créés, dont près de 40% pour des femmes, tandis que les startups labellisées avaient généré un chiffre d’affaires cumulé en 2019 de 23,7 millions de dollars, dont 72% était réalisé sur le marché tunisien. Des premiers chiffres encourageants, et qui se voient par ailleurs confortés par la publication du dernier rapport Startup Tunisia pour l’année 2021. A la lumière de l’actualisation de cette étude, il apparaît ainsi clairement que le Startup Act et le programme Startup Tunisia jouent un rôle de catalyseur pour l’entreprenariat dans le pays. EM revient sur les différents leviers activés par la dynamique Startup Act.
I) En trois ans, des évolutions quantifiables et un réel tremplin pour les entrepreneurs
La vocation générale du Startup Act tunisien est de rendre l’environnement des affaires plus favorable à la création et au développement des jeunes pousses dans le pays. Ainsi le rapport annuel analyse-t-il une batterie de critères, destinés à mesurer les évolutions de l’environnement business attendues. En parcourant le dernier rapport paru en 2022 sur l’année 2021, on apprend ainsi que trois ans après son entrée en vigueur, 650 startups ont obtenu la labellisation. Mais qui sont-elles ?
Rapport Startup Tunisia 2021
Même si l’écosystème demeure relativement jeune, puisque 60% de ces entreprises ont moins de 3 ans, celui-ci est assez diversifié, avec un panel de domaines couverts riches et variés, allant de la Healthtech à l’Agritech en passant par la Fintech & Blockchain ou encore ayant trait à l’économie sociale et solidaire. Depuis la mise en place du label, les startups comptent en moyenne 8 salariés par structure. Un secteur qui est donc un important pourvoyeur d’emploi, caractéristique non négligeable lorsque l’on sait que le taux de chômage du pays varie entre 15 et 20% depuis presqu’une décennie. De plus, ces startups proposent des solutions duplicables avec un market fit souvent à même de se confirmer sur d’autres marchés, leur permettant d’augmenter leur chiffre d’affaires.
“Le nombre de Startups avec siège social à l’étranger a quasiment triplé depuis 2020. Les headquarters se concentrant en France raflant plus de la moitié des Startups. Il en va que la connexion avec l’Europe reste la plus forte avec plus de 37 Startups.”
Rapport Startup Tunisia 2021
Plénière “Startup Act” en présence de S.Baghdadi, O.Kilani et J. Lanckriet-Goerig à EMERGING Valley 2022
Toujours selon le rapport, en 2021 l’ensemble des startups labellisées a réalisé 120 millions de dinar de chiffre d’affaires, équivalent à 36 millions d’euros. Leur CA a ainsi augmenté de plus de 60% entre 2020 et 2021, montrant une belle expansion de l’écosystème national. En termes sectoriels, l’e-commerce s’impose comme le plus générateur de CA pour les startups en 2021, en raison notamment de l’adoption massive de ce mode d’achat suite à la crise COVID-19, et à la prolifération des plateformes de commerces en tout genre. Le Business Software, classé 1er dans la liste des secteurs représentés, se classe en 3ème générateur de revenus. Un différentiel qui s’expliquerait par la longueur des cycles de procuration au sein des entreprises cibles, et par la difficulté relative de concrétisation de deals commerciaux. Autre fait notable, 2,8 millions d’euros sont générés par les Startups AI et Big Data : un potentiel intéressant et à encourager !
Si les startups tunisiennes sont en pleine expansion, il reste cependant difficile pour elles de lever des fonds. En effet, 30 millions d’euros ont été sécurisés sur l’exercice 2021, ce qui demeure mineur à l’échelle du continent. Selon Salma Baghdadi, Startup ecosystem director de Smart Capital, le Startup Act est une base, sur laquelle on peut superposer d’autres programmes pour développer un écosystème qui serait inclusif, performant et sain. Sur ce chemin de développement, si les fruits de cette loi semblent déjà visibles, des efforts restent ainsi à mener qui bénéficient de programmes ciblés, notamment en région.
“ On peut aussi noter l’amélioration de la décentralisation des startups, même si on est loin du compte puisqu’elles sont encore très centralisées autour de Tunis. Tunis reste toujours en pôle position avec un pourcentage de 56,68% du total des chiffres d’affaires, suivie de Sousse avec 16.21% et Ariana avec 11,7%, ceci est dans la logique des chiffres présentés quant à l’implantation de ces mêmes startups.”
Rapport Startup Tunisia 2021
Mais les évolutions sont là, puisque si l’on compare les mêmes indicateurs il y a 3 ans, 80% des startups étaient alors localisées à Tunis, contre 70% en 2021.
En parallèle de la vision institutionnelle, et pour compléter celle-ci, il est tout aussi intéressant de renverser le prisme pour partir de la vision entrepreneur du Startup Act, et c’est là tout l’objectif du panel mobilisé par EMERGING Valley le 29 novembre dernier à Marseille. Olfa Kilani, docteure en biotechnologie, CEO de Kyto Prod et Lauréate EMERGING Mediterranean Tunisie 2020, a ainsi fait le choix de s’orienter vers l’entrepreneuriat pour valoriser ses travaux portant sur une molécule dénommée “Chitosan”. Cette dernière est extraite à partir de carapace de crabes et de crevettes, pour en faire une gamme de produits diversifiée : cosmétique, bien-être, bioconservateur, biofiltre, biofertilisant… Sa startup, Kyto Prod, fondée en 2020, a rapidement reçu le label, tournant qui lui a facilité sa création d’entreprise.
“J’étais enseignante universitaire : c’est grâce à cette loi là que j’ai eu le courage de quitter mon poste pour partir vers l’expérience entrepreneuriale, tout en ayant cette sécurité là”
Olfa Kilani, Fondatrice de Kyto Prod et Lauréate EMERGING Mediterranean Tunisie 2020
Si elle décide de sauter le pas en 2020, c’est en effet en partie grâce au congé d’un an renouvelable accordé au cofondateur d’une startup par le texte de loi tunisien, pour encourager les entrepreneurs à se consacrer à plein temps au lancement et au développement de leurs projets. Qui plus est, des aides financières et des exonérations financières accompagnent cette labellisation, permettant d’avoir un matelas de sécurité en cas d’échec. Pour Olfa Kilani, la labellisation lui a notamment permis de gagner en crédibilité, et principalement à l’international. Selon elle, obtenir une certification de la part de l’Etat, c’est un fort indicateur, qui rassure les investisseurs et de surcroît sur les thématiques de biotech/greentech qui n’ont par ailleurs pas les faveurs des investisseurs. Enfin, les startups labellisées sont intégrées à des plateformes d’informations et de networking, qui leur confèrent une certaine visibilité.
Faire le pari du cercle vertueux : capitaliser sur les conclusions du rapport pour mieux structurer l’écosystème tunisien
De par son rôle d’opérateur du programme, Smart Capital collecte un volume conséquent de données, comme autant d’indicateurs sur l’état de l’écosystème. Les lacunes ainsi révélées viennent nourrir le programme, qui cible ensuite plus particulièrement les segments ayant besoin d’être renforcés. Le rapport annuel Startup Tunisia propose ainsi d’une part une vision d’ensemble sur le développement de l’écosystème entrepreneurial tunisien, et d’autre part une perspective détaillée issue des statistiques enregistrées auprès de ses 800 jeunes pousses labellisées (à date de 2021).
Un exemple illustrant pour ce troisième rapport annuel porte ainsi sur le segment B2G. Le B2G, ou Business to Governement, représente toutes les solutions innovantes supposées être contractées par le secteur public. Ce sont pour la majeure partie des solutions de digitalisation des processus d’organisation (de type e-government notamment) mais aussi des solutions environnementales (préservation/protection de l’environnement, énergies renouvelables, surveillance de l’énergie,..). Or en 2021, seulement 2,3% des business models portés par les startups tunisiennes étaient basés sur le B2G.
“On va chercher les chiffres qui ne sont pas forcément les plus flatteurs, l’objectif étant justement d’en faire des cibles pour les réglementations à venir”.
Salma Baghdadi, Startup ecosystem director de Smart Capital
En effet, “le B2G est un modèle intéressant sur plusieurs plans et il est nécessaire de construire une stratégie claire autour de ce secteur pour le dynamiser”, continue t–elle.
Un autre exemple intéressant réside dans la répartition des investisseurs : si l’on se penche sur la provenance des investissements, on se rend compte qu’un quart des investissements en 2021 sont réalisés par des Business Angels. Sachant qu’en Tunisie, les investisseurs financent en majorité des projets early stage (60% des levées de fonds concernent des tickets de seed stage), cette répartition permet de souligner l’importance de proposer un cadre adéquat pour encourager le financement via les Business Angels.
“On voit qu’il y a un momentum, il y a quelque chose à faire pour avoir plus de Business Angels dans la boucle”
Salma Baghdadi, Startup ecosystem director de Smart Capital
S’appuyer sur les statistiques compilées par Smart Capital permet ainsi de mieux comprendre le fonctionnement de l’écosystème tunisien, et donc d’aiguiller les politiques futures pour mieux accompagner ses startups.
Un texte de loi national… à la portée continentale
Voté en avril 2018, le Startup Act tunisien a initié une véritable déferlante de textes de lois en soutien à l’entrepreneuriat. Sénégal, Mali, Ghana, Nigéria, Afrique du Sud… Madame Matsi Modise, entrepreneuse sud-africaine et présidente de l’association South African Startup Act, affirme ainsi que le succès tunisien s’est exprimé à travers les premiers indicateurs macroéconomiques du pays, notamment à travers le triplement des flux en capital-risque. Un constat qui a nécessairement influencé le mouvement de création d’un startup act sud-africain. Lors de son traditionnel discours annuel du “State of the Nation” en 2022, le président Ramaphosa a en effet annoncé la révision du régime actuel de visa d’affaires en Afrique du Sud, ainsi que la suppression des formalités administratives inutiles pour les startups et PME. Une portée internationale pour un texte de loi pionnier sur le continent, comme Mme. Kilani le confirme : son renom valorise, selon elle, les startups tunisiennes labellisées et apporte une certaine crédibilité face aux investisseurs étrangers.
Les Startup Acts nationaux seraient-ils les précurseurs d’une réglementation à l’échelle continentale ? Certains l’espèrent et selon Salma Baghdadi, il est d’ores et déjà important de voir ce qui se passe dans les autres écosystèmes : Il faut s’en inspirer, le répliquer en l’adaptant à son contexte, ou créer un cadre commun.
“ Pour nous la vision à long terme -la vision rêvée- ce serait d’avoir un Startup Act africain qui permettrait aux startups d’innover et d’expérimenter sur des frontières beaucoup plus larges”
Salma Baghdadi, Startup ecosystem director de Smart Capital
Et après ? Vers un Startup Act 2.0
L’innovation est agile et avance vite. Il est donc nécessaire d’actualiser couramment ce cadre, pour suivre le rythme de ses premiers destinataires : les entrepreneurs et leur créativité constante. Dans sa version actuelle, le programme de développement de l’écosystème n’inclut pas de financement, mais cette question est en passe d’être adressée avec la mise en place de “programmes écosystèmes”. Sur cette deuxième phase du programme, le gouvernement tunisien exprime ainsi la volonté de s’attaquer encore plus en profondeur aux freins administratifs et légaux. Il n’est plus seulement question de rester dans l’incitation, en donnant plus d’avantages aux startups en termes d’exonération notamment, mais bien de leur libérer le chemin.
“C’est cela notre bataille aujourd’hui, on ne peut pas réaliser d’innovation dans un environnement fermé et il faut commencer à enlever les verrous un à un”
Salma Baghdadi, Startup ecosystem director de Smart Capital
Ensuite, au regard des différentes statistiques, il sera nécessaire de soutenir le financement de certains secteurs-cibles prometteurs, tels que les deep tech ou encore l’innovation issue de la recherche. Selon les analyses du rapport, ce sont en effet des domaines qui peinent aujourd’hui à capter des financements, d’où la nécessité de les soutenir via des financements publics, pour venir booster ce pan de l’écosystème. Lors de son intervention à EMERGING Valley 2022, Mme. Baghdadi affirmait ainsi que cette deuxième version serait plus structurelle que la première, différenciant le cadre légal et les programmes d’appuis à l’écosystème. Rendez-vous pour la publication du rapport 2022 !